Au même moment, une petite fille blonde et géante, que la mère a fabriquée pendant trois ans, d’une hauteur de deux mètres dix, qu’elle a faite émerger à la surface du monde crevé, une petite fille qui a la cervelle comme un gros nénuphar et qui se jette dans la vie comme un ressort et que la mère doit aider à comprendre le fin mot, le fin mot de tout ceci, à savoir nous sommes foutus et nous ne sommes pas prêts — entre dans la chambre en mâchant avec une force épouvantable des cornflakes. En voyant le gros morceau de corps gris ruisselant de vert, avec son œil qui luit avec une force épouvantable au milieu des éclats de sa mère rompue, elle cesse de mâcher.
— Mais* pourquoi, mais pourquoi tu cries ? Pourquoi est-ce que, pourquoi est-ce que tu cries ? Ou c’est moi ? Je crie en fait ? Et pourquoi est-ce que je crie? Heu, j’crie parce que j’ai envie que tu me vois, j’voudrais qu’tu m’vois, qu’est-ce que j’fais ? Qu’est-ce que j’fais là ? Je crie, je hurle, et si tu m’vois pas, si tu m’vois pas, j’me déshabille et tu m’verras bien, tu m’verras bien, dans le parc j’suis pas toute seule, j’suis pas toute seule, mais quand même quand même arrête de parler avec tes copines, qu’est-ce que tu fais, tu voudrais bien m’parler à moi ? tu voudrais bien m’parler à moi ? Moi j’ai peur, moi j’ai peur, j’ai… regarde j’vais même faire un saut, un saut gigantesque, t’as rien vu, j’ai peur, j’ai peur regarde-moi, s’il te plaît regarde-moi, regarde comme tu, regarde comme ta bouche, regarde comme tu, comme tous tes mots tous tes mots tous tes mots je les ai, je les ai, je te dis, je te dis apprends-moi, apprends-moi, je t’apprends à dire, je t’apprends à m’appeler, appelle-moi, appelle-moi, appelle-moi, crie plus fort, crie plus fort encore plus fort, plus fort plus fort plus mais vers moi, vers moi crie vers moi, entends-moi, entends-moi, nos paroles sont super importantes, maman ! Dit l’enfant.
— JE NE SA-A-A-AI-I-I-S PAAA-A-A-A-A-A-A-A-S ! Crie la mère.
— TU T’ESSOUFfLES, tu t’essouffles, à chaque fois que tu parles plus, à chaque fois tu t’essouffles, à chaque fois on dirait que c’est l’usure, c’est l’usure, tu m’appartiens par l’usure, ou c’est moi, ou c’est moi qui m’appartiens, non c’est toi qui m’as dit, c’est toi qui m’as dit oui je ne parlerai jamais de mes sentiments, jamais je ne dirai des sentiments, c’est pas possible des sentiments, c’est personnel, oui mais personnel maman c’est quoi, c’est quoi personnel quand moi en face de toi je crie pour que tum, pour que tu m’exprimes, exprime-moi, exprime-moi un peu plus, exprime-moi, ressens-moi, ressens-moi. Tu vois, tu vois ma bouche, tu vois ma bouche maman, c’est si simple que ça les sentiments, les sentiments c’est la bouche maman, la bouche ouvr, ouverte, ouvre, ouvre ta bouche, ma bouche ouverte elle ouvre, tu vois tu ressens, tu ressens comme moi, tu vois que je, tu vois qu’il y a un sentiment entre nous, tu vois le sentiment entre nous, tu vois que ma bouche va bientôt te faire un bisou peut-être, tu vois le bisou peut-être, ce serait si bien que tu vois le… mon intention, mon intention sincère, sincère, sincère, ça, ça résonne, ça résonne peut-être, pas beaucoup, pas beaucoup dans le souffle, ça résonne mais ça s’éteint, ça s’éteint énormément entre nous, ça s’éteint, plus on parle, plus on s’éteint, plus on parle plus on s’éteint, plus le souffle, plus le souffle que t’as moins le souffle que j’ai font, fondent. Quand je parle on est toutes les deux, quand je parle je parle avec toi, c’est ensemble que nous parlons, quand je parle tu parles, tu parles, tu parles, tu parles, tu parles, tu m’as inventée, j’ai fait tes mots, tu as fait mes mots, nous nous sommes inventées, je te parle dedans, qui est toi, qui est toi, qui est toi, qui est toi, qui est toi ? Veux-tu me dire que je ne suis pas seule ? Je te réponds comme si j’étais toi : je ne suis pas seule, le regard, le regard, la bouche, toujours la bouche, le regard la parole, réinventer les mêmes pensées, penser à nouveau, penser comme si l’on pensait pour la première fois alors que des fois, maintes fois, toutes les pensées ont été dites, toutes les pensées ont été dites, maintes fois déjà toutes les pensées, toutes les pensées on se dit tiens c’est marrant j’vais pouvoir peut-être parler de, de psychologie, est-ce qu’on a déjà parlé de psychologie, est-ce que j’ai pu parler de psychologie avec toi, je ne sais pas, certainement oui en fait quand je dis je ne sais pas, je dis dix mille fois, dix mille fois au moins, dix mille fois psychologie, tu me dis poule je te dis oeuf, et pourtant on peut encore en réinventer peut-être, tout pointu, peut-être que ça devient pointu, ou alors mou, flasque, flasque mou, l’impression du flasque mais le mou, le mou, le mou plus flasque, c’est plus flasque le mou, c’est plus flasque, c’est intemporel aussi le mou par rapport au flasque.
L’enfant peine à refermer sa bouche.
De toute évidence désespérée par toutes ces pensées obliques qu’elle a envoyées dans un endroit d’où elles ne reviennent pas, la petite fille s’assoit à côté de sa mère, essayant de comprendre cette terre où tant de choses s’entassent, légères puis épaisses, lumineuses puis sombres.
— IL FAUT LAISSER CE MORCEAU MOURIR TOUT SEUL, dit la mère qui boit un grand coup de café pour se calmer.
*En italiques : improvisation orale de Virginie Grahovac au sein du texte Tiens d’A.C. Hello, le 22/05/2015 à la Galerie Simple, Paris.